Lecture du recueil de Jean-Paul Rogues, Moi qui aimais le vent de l’histoire.
« Debemur morti nos nostraque »[1]
Notre ami Jean-Paul Rogues « aimait le vent de l’histoire », et son livre est traversé par le monde. Ce livre-compagnon parcourt l’Ukraine, la Sibérie, la Bulgarie ou la Pologne - en fait, Tomsk, Kiev, Rhodope ou la Maritza… Noms connus et lieux inconnus, du Nil à l’immensité russe, le poète chemine. « Emportant-emporté », il est traversé lui-même de pays et d’herbes folles, de textes et d’amis ; Alain Caillé et Henri Raynal (préface et postface) l’accompagnent.
L’auteur se définit comme un « Arlequin cousu de la vie des autres », dont le cœur ne serait que « pièces intimement rapportées ». Mais son recueil n’est pas un livre-arlequin ; plutôt, dans sa finesse et sa sobriété, un livre sépia ou un livre blanc, le blanc des plaines de Russie, celui du Don paisible, celui, aussi, des brèves amours éternelles ; le livre des contemplations que l’éphémère ne parvient pas à ruiner, que la mort certaine ne parvient pas à ternir. Sous sa plume, exacte et délicate, toutes ces merveilles renaissent pour le lecteur : la Perspective Nevsky où l’on sent « un vent d’étoiles bruire encore un instant » ; un paysage de neige, d’immensité brumeuse, « une maison éclairée par la lune et la gelée » ; et encore, sous l’éclat grec du soleil, oliviers et amandiers.
Debemur morti…
Toutes choses vouées à la mort ; et parfois nous constatons que la voix du poète et du professeur s’use, se fatigue, repoussée vers le néant :
"Quand les morts le sont moins que les vivants, quand le silence retombe et que ma voix, s’usant à répéter, m’est renvoyée par un écho qui ne veut pas d’elle, ce n’est pas si facile."
Ce n’est pas si facile, en effet, quand s’imposent la solitude, la maladie ou la mort ; la « saturation existentielle » et l’abandon, lorsque la mémoire de l’un ne rencontre pas celle des autres, lorsque nous envahit le « flot débordant de la douleur » : Debemur morti.
Nos, nostraque…
Ce sont alors les choses du monde, belles d’exister, qui survivent à la fin de tout, « ces choses très élues, très aimées, ces choses qui n’étaient pas miennes ». Parce que nous sommes, finalement, « passagers de toute chose », la présence du voyageur-poète va se fondre dans et par la voix des autres, la vie des autres : Raynal, Raditchkov, Tourgueniev, Pasternak. La beauté des choses va résister, décidément.
Choses aimées, lieux écrits, lieux décrits : tout ce qui en nous, et malgré l’effacement programmé, « fera orchestre ».
Choses vues, choses connues : un peu de givre sur la fenêtre, puis la stupeur de l’été ; des souvenir d’amis disparus, d’amis jamais rencontrés - plus vivants que les autres ? D’une femme aimée, moirée, disparue dans un escalier qu’elle semble descendre pour l’éternité. Des « ombres vivantes dont le souvenir constant m’accompagne ».
Pas de renoncement, mais un hymne à toutes choses qui sont nôtres… Nos nostraque.
[1] Horace, cité et traduit par Clément Rosset dans son Traité de l’idiotie : « Nous sommes dus à la mort, nous et « nos choses », (nous, et ce qui nous appartient). Autre traduction possible : « Nous sommes condamnés à la mort, nous et les ouvrages humains »
Jean-Paul Rogues, Moi qui aimais le vent de l’histoire, Editions INGED/MAUSS, avril 2020.
Gwenaëlle Ledot.
Jean-Paul Rogues, Moi qui aimais le vent de l’histoire, Editions INGED/MAUSS, avril 2020.
Gorges de l’Allier, Nijni–Novgorod, Budapest, Berlin ; Milan, Paris, Parme, Kiev ou Plaine de Thrace, plage d’Espagne, et Varsovie, on pourrait se perdre facilement. De quoi s’agit-il ? Notes de pêche, femme aimée, grâce donnée ? Puits de souvenirs ? N’est-ce pas simplement l’illustration d’un malgré tout ? « …malgré la lassitude et le droit de tout et de n’importe quoi, malgré l’intelligence vulpine, la malice, la profusion des calculs, et l’immense réserve de variantes de tout ce qui peut ne pas aller et de toutes les pensées laides qui restent sans absoute, ne pourrait-on pas aimer seulement la dernière neige anxiolytique, la dernière neige tombée… » ? Et, passagers de toutes choses, nous coudoyer un peu, histoire d’être à la hauteur, hauteur d’homme, et nous laisser aller au mouvement de ce flot malgré nos histoires propres, si particulières… et ainsi se trouver en manteau d’Arlequin, plus cousu de la vie des autres que nous n’y avions songé.
Jean-Paul Rogues est né au Puy-en-Velay et il n’a jamais rompu avec ce territoire, montagnes et rivières. Maître de conférences en littérature du XXe , il a écrit sur Alain-Fournier, Cl. Roy, G. Haldas, Y. Raditchkov, Henri Raynal, et dans la Revue du Mauss. Il a publié Les Pires Hypothèses (LOF, 1982), Retour (Le Dé bleu 1983), S’écarter du sujet (Le Dé bleu, 1988) , Le Plateau, (Le Dé Bleu, 1993 et Revue NRF 1996), Pris dans les faits, ( Écrits des Forges/ le Graal, 1993), Des raisons très anciennes, (Hestia, 1995).
Editions INGED/MAUSS Collection Les extras du MAUSS 135 pages Préface d’Alain Caillé et postface d’Henri Raynal
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Présentation générale et préface d’Alain Caillé :
Bonnes feuilles :
« La farce atroce de durer »
Les voix de Vernon Subutex, mêlées, sont celles des marginaux et des employés, des anarchistes et des bourgeois, de droite, de gauche et de nulle part. Bruissant, hurlant, criant le monde avec âpreté : « A ce stade de laideur, ça doit vouloir dire quelque chose. »
Un souffle de colère porte sans aucun paradoxe l’empathie de l’auteur pour les Misérables du nouveau millénaire, autant dire chacun d’entre nous. La polyphonie absorbe le siècle pour mieux le recracher. L’énergie textuelle gratte et écorche les surfaces. Creusant, acharnée, les entrailles de l’humanité.
"Pourquoi ces gens quand ils accèdent au pouvoir, cessent de dire la vérité. Pourquoi ils ne s’assoient pas au micro pour raconter, simplement, “voilà comment ça s’est passé”. Voilà comment j’ai défendu une idée, que je croyais juste et bonne, et voilà comment on m’a convaincu de conduire mon pays à l’abattoir."
Nul n’échappe au chaos socialement organisé et au jugement cru des narrateurs : « C’est la seule différence entre le sociopathe et le militant politique – le sociopathe se contrefout d’être dans le camp des justes. Il tue sans les préliminaires, c’est-à-dire sans perdre de temps à construire sa victime comme un monstre. Les militants, eux, font ça correctement : d’abord la propagande, et ensuite seulement le massacre. »
L’éponyme et insaisissable Vernon Subutex a accédé au cours du deuxième tome à un statut de leader spirituel, incarnant par la magie des « convergences » une lumière vacillante. De cette parenthèse enchantée, il ne sera jamais dupe : « Il pense que personne n’est solide. Rien. Aucun groupe. Que c’est le plus difficile à apprendre. Qu’on est les locataires des situations, jamais les propriétaires. » L’auteur fait de Vernon le premier et le dernier témoin du naufrage qui emporte les êtres : ceux qui croient être tout, et ceux qui (disent-ils) ne sont rien…
"Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer." (Céline, Voyage au bout de la nuit)
Vernon Subutex 3, Virginie Despentes, Grasset, mai 2017.
Gwenaëlle Ledot.
Horla ?
Une maison brûle : le narrateur, au lieu d’appeler les secours, temporise et regarde. A l’extérieur de sa maison, et à l’extérieur, semble-t-il, de lui-même. Spectateur de sa vie, hors, là… « C’est cette passivité qui comptait, dans laquelle je m’étais réfugié, ou investi… » Résolument investi dans le néant, il se rend à Paris et s’installe à l’hôtel. Impliqué modérément dans ses rôles de comédien, il retrouve sur un tournage une actrice autrefois célèbre, France Rivière, qui l’invite chez elle. Là, il comprend que sa présence est requise par la surveillance de Charles, le fils de son hôte, atteint d’une mystérieuse pathologie psychiatrique, sur laquelle il échafaude quelques hypothèses plaisantes :
"Une sorte de tropisme, en somme. Quelque chose comme du japonisme. La manie, à tout moment, et de façon parfaitement inopinée, de s’envoler pour le Japon. Réflexe onéreux, pathologie lourde. Et moi ?"
Un voyage au Japon en compagnie de Charles constitue donc une nouvelle translation, sans plus de sens manifeste que les précédentes. Puis reprennent les tournages. Les scènes, décrites avec minutie et un humour subtil, illustrent le doute hyperbolique qui frappe les personnages :
"… en réalité on travaillait ensemble sur des vies qui n’étaient pas les nôtres, en tentant de les approcher comme si c’étaient les nôtres mais sans rien dévoiler de ce qu’étaient les nôtres, peut-être parce qu’en les dévoilant on aurait vu qu’elles ne nous appartenaient pas tout à fait non plus."
Au « trou noir » du passé s’oppose la surface blanche et lisse du présent, mimée par des mots qui n’absorberont rien… Ces mots, comme de petites perles, tissent une vie ténue, suspendue au fil têtu de la plume :
"Jusqu’à preuve du contraire, c’est moi le fou."
Christian Oster, La Vie automatique, éditions de l’Olivier, février 2017.
Gwenaëlle Ledot.
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